Le mythe de l’artiste bohème et ses conséquences

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La naissance d’un mythe

Nous sommes en octobre 2016, je présente mon travail à l’occasion d’une exposition. Un amateur d’art me confie qu’il apprécie ma peinture mais qu’il n’investira pas: “L’art doit rester accessible à tous et ne pas être accaparé par des privés", précise-t-il. Je salue sa pensée mais me permet de lui faire remarquer qu’il faut bien vivre et que l’artiste aussi doit payer ses factures. Il s’exclame alors: “Attention, il ne faudrait tout de même pas s’embourgeoiser! De tous temps les plus grands artistes sont ceux qui ont le plus souffert et un artiste qui ne souffre pas ne créera rien de bon.”

Nous voilà confrontés au mythe tenace de l’artiste bohème. Né au XIXème siècle, il réunit plusieurs clichés visant à faire de l’artiste un héros romantique: créateur maudit, “ alcoolique et drogué, génial, fauché malgré son entourage dont il refuse toujours l’aide et qui paie sa liberté d’un prix très élevé”. (1)

D’après Nathalie Heinich, sociologue en art, cette figure romantique a émergé lors de l’instauration d’un régime qu’elle appelle “vocationnel” et qui succède au “régime artisanal” (dominant jusqu’à la Renaissance) et au “régime professionnel” (durant l'âge classique).

Dans le régime vocationnel - qui perdure encore aujourd’hui - l’artiste n’est plus un exécutant. Il répond à un appel intérieur quasi mystique, à un mouvement impérieux le poussant à créer non plus pour gagner sa vie, mais au motif de “l’art pour l’art”. “Ainsi, la notion de réussite se déplace, passant de la prospérité - qui gouvernait l’univers artisanal du métier comme celui, académique, de la profession - à la postérité, dématérialisée et résumée par un nom: c’est le règne de la signature”. (2)

Il n’est plus question de gagner sa vie mais de “gagner sa mort” en laissant une empreinte indélébile dans l’histoire de l’art. Dès lors, pourquoi payer les artistes?

Pourquoi payer les artistes?


En effet, si l’artiste poursuit l'unique but de voir son nom reconnu, il pourra se satisfaire d’une “visibilité” plutôt que d’un revenu. C’est ainsi que partant de ce constat, on assiste à une multitude d’offres d’exposition et d’appels à projet ne prévoyant aucune rémunération pour l’artiste. Pire: il est parfois demandé à ce dernier une participation financière venant s’ajouter aux frais de production et de déplacement. L’artiste est devenu une main d'œuvre gratuite et corvéable à merci, seul acteur non rémunéré lorsque son travail fait vivre le monde de l’art. “Dans les budgets alloués aux expositions, il n’existe quasiment jamais un poste prenant en charge la rémunération de l’artiste, sans qui, pourtant, l’exposition n’existerait pas. (...) C’est oublier pourtant que lorsqu’un plasticien expose dans un centre d’art ou un musée, son commissaire est payé (quoique pas toujours non plus, car dans cette profession-là aussi la précarité règne), le graphiste de l’invitation et du catalogue, l’employé pour le gardiennage, la personne préposée au ménage de même que celle qui assure la billetterie, le personnel qui gère le lieu d’exposition, tous reçoivent un salaire à la fin du mois, comme il en va de même pour le transporteur, l’encadreur… Cependant il semble normal que l’artiste soit le seul qui ne perçoive aucune rétribution, sous le mauvais motif qu’il lui est offert une vitrine où promouvoir son travail... “ (3)

Les auteur·trice·s sont, pour la plupart, les parents pauvres d’une économie dont l’activité est pourtant intense. 

Ainsi en France, selon un rapport de La Maison des Artistes (organisme chargé de gérer la sécurité sociale des artistes visuels) datant de 2019, 46% des artistes-auteurs perçoivent des revenus trop faibles pour ouvrir leurs droits à la sécurité sociale. Ils ne peuvent donc bénéficier des prestations maladie, maternité, invalidité et décès, ni cotiser pour leur retraite. (4) En 2009, cette catégorie de cotisants qu’on appelle “les assujettis”, à déclaré un revenu annuel moyen compris entre 1 950 et 2 400€. (5)

En Suisse, une enquête de Suisseculture Sociale (association regroupant différentes associations artistiques professionnelles, toutes disciplines confondues) parue en 2016, nous apprend que le revenu annuel médian des artistes (tiré de leur activité d’artiste et de toutes leurs autres activités) se monte à 40 000 francs, ce qui signifie que la moitié d’entre eux se trouve dans une situation financière précaire. Dans les arts visuels particulièrement, 57% des artistes gagnent moins de 10 000 francs par an. (6) En outre, l’absence de statut ne permet pas aux artistes de bénéficier des prestations de sécurité sociale comme l’AVS/AI, l’assurance chômage ou les allocations de perte de gain….



Leur situation financière précaire oblige nombre d’artistes à cumuler plusieurs activités pour survivre, réduisant ainsi considérablement le temps accordé à la création. Certains se retrouvent obligés d’emprunter - voire de s’endetter - pour financer leurs productions artistiques. Beaucoup sont forcés de renoncer, nous privant ainsi de tout un pan de notre culture. Dans une lettre ouverte coup de poing intitulée L’année où j’ai arrêté de faire de l’art (7), l’artiste Paul Maheke nous sensibilise à la vulnérabilité des artistes. En voici un extrait:

“L’année où j’ai arrêté de faire de l’art, c’était avant le Covid-19. Pas besoin d’une pandémie globalisée pour abréger ma carrière. Je n’ai juste pas réussi à payer mes impôts à temps. C’était en 2019 et j’ai eu un accident de vélo pendant que je livrais des repas à domicile. L’année où j’ai arrêté de faire de l’art, je n'ai pas eu besoin que les régions les plus riches du monde se confinent pour que le monde de l'art me fasse sentir que j'étais de trop.

C’était tellement banal que personne ne s’en est rendu compte.”

Comment payer les artistes?

Le secteur de la culture contribue pourtant à la croissance économique. En 2014, il représente 4,5% du produit intérieur brut (PIB) européen. (3)  En 2018 en Suisse, il correspond à 2,1% du PIB. (8) Dès lors, pourquoi ne pas reverser un peu de cette valeur à ceux qui la produisent?

D’autant que des solutions ont déjà été pensées. Parmi elles, on peut citer le droit de représentation publique également appelé droit de monstration ou droit d’exposition. En clair, il s’agit d’un droit d’auteur sur l’exposition publique d’une œuvre. “Il est aux artistes ce que le droit de représentation publique est aux dramaturges, le droit de projection aux auteurs d'œuvres cinématographiques, le droit d'exécution publique aux auteurs et compositeurs de musique.” (9)

En France, la création de ce droit remonte à 1957 (article L.122-2 du code de la propriété intellectuelle). L’article L.131-4 en définit les modes de rémunération. Souvent ignoré des lieux d’exposition, le ministère de la Culture recommande pourtant une rémunération minimum de 1000€ pour une exposition monographique et de 100€ par artiste dans le cadre d’une exposition collective. Bien qu’insuffisante, cette rémunération - si elle devenait systématique - serait un premier pas vers la reconnaissance du travail des auteur·trice·s. 

En Suisse la loi n’a pas prévu de tel droit. Il n’existe pas non plus de droit de suite, permettant à l’artiste de toucher une rétribution à la revente de son œuvre. 

Les droits à rémunération naissent dans des situations tellement particulières que l’artiste ne peut généralement compter que sur la seule primo-vente de son œuvre pour en tirer un revenu. Toutefois les choses commencent à changer ici aussi. Plusieurs associations d’artistes comme GARAGE ou Wages for Wages against se battent pour réclamer une réelle rémunération du travail artistique. Certains centres d’art contemporain comme l’Espace 3353 à Genève ou Plateforme 10 à Lausanne, prévoient maintenant une rétribution pour les artistes. 

Vers un changement de paradigme?

Et si la solution était de changer le regard que nous portons sur le travail artistique? C’est ce que propose Christian Jelk, vice-président de Visarte Suisse, dans des propos rapportés par Alexandre Lanz pour CultureEnjeu (10). En effet, nous jugeons aujourd’hui le travail artistique sur le seul produit fini, en oubliant l’immense travail de recherche nécessaire à la réalisation d’une œuvre. Christian Jelk suggère lui, de voir l’artiste comme un chercheur: «Si on demande à un musicien, un scénographe où un chorégraphe à quoi ils consacrent leur temps : ils cherchent, souligne Christian Jelk. Ce temps de recherche n’est pas rémunéré, ou uniquement à la mesure du produit dont il est peut-être l’aboutissement, mais pas systématiquement ». Le vice-président de Visarte propose de rémunérer les artistes comme on rémunère les chercheurs: «Mon objectif est simple, il se calque sur le modèle du Fonds national de la recherche scientifique pour créer un Fonds national de la création artistique. Chaque année, la Confédération soutient directement entre 18’000 et 20’000 chercheurs, ce qui représente une somme énorme ! En faisant le tour de la scène des arts visuels en Suisse, nous pourrions soutenir entre 6’000 à 7’000 artistes de cette manière-là»

Un bel espoir pour l’avenir. 


Sources

  1. Salut L’artiste, Isabelle de Maison Rouge, aux éditions Le Cavalier Bleu.

  2. Régime vocationnel et féminité de l’art, Nathalie Heinich - Qu'est-ce que l’art domestique? Publications de La Sorbonne

  3. Artiste infantilisé, Isabelle de Maison Rouge, Point Contemporain

  4. Rapport d’activité 2019 de la Maison des Artistes

  5. Peintres, graphistes, sculpteurs... Les artistes auteurs affiliés à la Maison des artistes en 2009, Marie Gouyon, Culture Chiffres

  6. Enquête sur le revenu et la protection sociale des artistes 2016, Suisseculture Sociale

  7. L’année où j'ai arrêté de faire de l’art. Pourquoi le monde de l’art doit soutenir les artistes : envisager la solidarité au-delà des enjeux de la représentation, Paul Maheke

  8. La culture comme facteur économique: 63 000 entreprises et 15 milliards de francs de valeur ajoutée, Office fédéral de la statistique

  9. ADAGP

  10. Les salaires de l’art, Alexandre Lanz, CultureEnjeu