Le mythe de l’artiste bohème et ses conséquences

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La naissance d’un mythe

Nous sommes en octobre 2016, je présente mon travail à l’occasion d’une exposition. Un amateur d’art me confie qu’il apprécie ma peinture mais qu’il n’investira pas: “L’art doit rester accessible à tous et ne pas être accaparé par des privés", précise-t-il. Je salue sa pensée mais me permet de lui faire remarquer qu’il faut bien vivre et que l’artiste aussi doit payer ses factures. Il s’exclame alors: “Attention, il ne faudrait tout de même pas s’embourgeoiser! De tous temps les plus grands artistes sont ceux qui ont le plus souffert et un artiste qui ne souffre pas ne créera rien de bon.”

Nous voilà confrontés au mythe tenace de l’artiste bohème. Né au XIXème siècle, il réunit plusieurs clichés visant à faire de l’artiste un héros romantique: créateur maudit, “ alcoolique et drogué, génial, fauché malgré son entourage dont il refuse toujours l’aide et qui paie sa liberté d’un prix très élevé”. (1)

D’après Nathalie Heinich, sociologue en art, cette figure romantique a émergé lors de l’instauration d’un régime qu’elle appelle “vocationnel” et qui succède au “régime artisanal” (dominant jusqu’à la Renaissance) et au “régime professionnel” (durant l'âge classique).

Dans le régime vocationnel - qui perdure encore aujourd’hui - l’artiste n’est plus un exécutant. Il répond à un appel intérieur quasi mystique, à un mouvement impérieux le poussant à créer non plus pour gagner sa vie, mais au motif de “l’art pour l’art”. “Ainsi, la notion de réussite se déplace, passant de la prospérité - qui gouvernait l’univers artisanal du métier comme celui, académique, de la profession - à la postérité, dématérialisée et résumée par un nom: c’est le règne de la signature”. (2)

Il n’est plus question de gagner sa vie mais de “gagner sa mort” en laissant une empreinte indélébile dans l’histoire de l’art. Dès lors, pourquoi payer les artistes?

Pourquoi payer les artistes?


En effet, si l’artiste poursuit l'unique but de voir son nom reconnu, il pourra se satisfaire d’une “visibilité” plutôt que d’un revenu. C’est ainsi que partant de ce constat, on assiste à une multitude d’offres d’exposition et d’appels à projet ne prévoyant aucune rémunération pour l’artiste. Pire: il est parfois demandé à ce dernier une participation financière venant s’ajouter aux frais de production et de déplacement. L’artiste est devenu une main d'œuvre gratuite et corvéable à merci, seul acteur non rémunéré lorsque son travail fait vivre le monde de l’art. “Dans les budgets alloués aux expositions, il n’existe quasiment jamais un poste prenant en charge la rémunération de l’artiste, sans qui, pourtant, l’exposition n’existerait pas. (...) C’est oublier pourtant que lorsqu’un plasticien expose dans un centre d’art ou un musée, son commissaire est payé (quoique pas toujours non plus, car dans cette profession-là aussi la précarité règne), le graphiste de l’invitation et du catalogue, l’employé pour le gardiennage, la personne préposée au ménage de même que celle qui assure la billetterie, le personnel qui gère le lieu d’exposition, tous reçoivent un salaire à la fin du mois, comme il en va de même pour le transporteur, l’encadreur… Cependant il semble normal que l’artiste soit le seul qui ne perçoive aucune rétribution, sous le mauvais motif qu’il lui est offert une vitrine où promouvoir son travail... “ (3)

Les auteur·trice·s sont, pour la plupart, les parents pauvres d’une économie dont l’activité est pourtant intense. 

Ainsi en France, selon un rapport de La Maison des Artistes (organisme chargé de gérer la sécurité sociale des artistes visuels) datant de 2019, 46% des artistes-auteurs perçoivent des revenus trop faibles pour ouvrir leurs droits à la sécurité sociale. Ils ne peuvent donc bénéficier des prestations maladie, maternité, invalidité et décès, ni cotiser pour leur retraite. (4) En 2009, cette catégorie de cotisants qu’on appelle “les assujettis”, à déclaré un revenu annuel moyen compris entre 1 950 et 2 400€. (5)

En Suisse, une enquête de Suisseculture Sociale (association regroupant différentes associations artistiques professionnelles, toutes disciplines confondues) parue en 2016, nous apprend que le revenu annuel médian des artistes (tiré de leur activité d’artiste et de toutes leurs autres activités) se monte à 40 000 francs, ce qui signifie que la moitié d’entre eux se trouve dans une situation financière précaire. Dans les arts visuels particulièrement, 57% des artistes gagnent moins de 10 000 francs par an. (6) En outre, l’absence de statut ne permet pas aux artistes de bénéficier des prestations de sécurité sociale comme l’AVS/AI, l’assurance chômage ou les allocations de perte de gain….



Leur situation financière précaire oblige nombre d’artistes à cumuler plusieurs activités pour survivre, réduisant ainsi considérablement le temps accordé à la création. Certains se retrouvent obligés d’emprunter - voire de s’endetter - pour financer leurs productions artistiques. Beaucoup sont forcés de renoncer, nous privant ainsi de tout un pan de notre culture. Dans une lettre ouverte coup de poing intitulée L’année où j’ai arrêté de faire de l’art (7), l’artiste Paul Maheke nous sensibilise à la vulnérabilité des artistes. En voici un extrait:

“L’année où j’ai arrêté de faire de l’art, c’était avant le Covid-19. Pas besoin d’une pandémie globalisée pour abréger ma carrière. Je n’ai juste pas réussi à payer mes impôts à temps. C’était en 2019 et j’ai eu un accident de vélo pendant que je livrais des repas à domicile. L’année où j’ai arrêté de faire de l’art, je n'ai pas eu besoin que les régions les plus riches du monde se confinent pour que le monde de l'art me fasse sentir que j'étais de trop.

C’était tellement banal que personne ne s’en est rendu compte.”

Comment payer les artistes?

Le secteur de la culture contribue pourtant à la croissance économique. En 2014, il représente 4,5% du produit intérieur brut (PIB) européen. (3)  En 2018 en Suisse, il correspond à 2,1% du PIB. (8) Dès lors, pourquoi ne pas reverser un peu de cette valeur à ceux qui la produisent?

D’autant que des solutions ont déjà été pensées. Parmi elles, on peut citer le droit de représentation publique également appelé droit de monstration ou droit d’exposition. En clair, il s’agit d’un droit d’auteur sur l’exposition publique d’une œuvre. “Il est aux artistes ce que le droit de représentation publique est aux dramaturges, le droit de projection aux auteurs d'œuvres cinématographiques, le droit d'exécution publique aux auteurs et compositeurs de musique.” (9)

En France, la création de ce droit remonte à 1957 (article L.122-2 du code de la propriété intellectuelle). L’article L.131-4 en définit les modes de rémunération. Souvent ignoré des lieux d’exposition, le ministère de la Culture recommande pourtant une rémunération minimum de 1000€ pour une exposition monographique et de 100€ par artiste dans le cadre d’une exposition collective. Bien qu’insuffisante, cette rémunération - si elle devenait systématique - serait un premier pas vers la reconnaissance du travail des auteur·trice·s. 

En Suisse la loi n’a pas prévu de tel droit. Il n’existe pas non plus de droit de suite, permettant à l’artiste de toucher une rétribution à la revente de son œuvre. 

Les droits à rémunération naissent dans des situations tellement particulières que l’artiste ne peut généralement compter que sur la seule primo-vente de son œuvre pour en tirer un revenu. Toutefois les choses commencent à changer ici aussi. Plusieurs associations d’artistes comme GARAGE ou Wages for Wages against se battent pour réclamer une réelle rémunération du travail artistique. Certains centres d’art contemporain comme l’Espace 3353 à Genève ou Plateforme 10 à Lausanne, prévoient maintenant une rétribution pour les artistes. 

Vers un changement de paradigme?

Et si la solution était de changer le regard que nous portons sur le travail artistique? C’est ce que propose Christian Jelk, vice-président de Visarte Suisse, dans des propos rapportés par Alexandre Lanz pour CultureEnjeu (10). En effet, nous jugeons aujourd’hui le travail artistique sur le seul produit fini, en oubliant l’immense travail de recherche nécessaire à la réalisation d’une œuvre. Christian Jelk suggère lui, de voir l’artiste comme un chercheur: «Si on demande à un musicien, un scénographe où un chorégraphe à quoi ils consacrent leur temps : ils cherchent, souligne Christian Jelk. Ce temps de recherche n’est pas rémunéré, ou uniquement à la mesure du produit dont il est peut-être l’aboutissement, mais pas systématiquement ». Le vice-président de Visarte propose de rémunérer les artistes comme on rémunère les chercheurs: «Mon objectif est simple, il se calque sur le modèle du Fonds national de la recherche scientifique pour créer un Fonds national de la création artistique. Chaque année, la Confédération soutient directement entre 18’000 et 20’000 chercheurs, ce qui représente une somme énorme ! En faisant le tour de la scène des arts visuels en Suisse, nous pourrions soutenir entre 6’000 à 7’000 artistes de cette manière-là»

Un bel espoir pour l’avenir. 


Sources

  1. Salut L’artiste, Isabelle de Maison Rouge, aux éditions Le Cavalier Bleu.

  2. Régime vocationnel et féminité de l’art, Nathalie Heinich - Qu'est-ce que l’art domestique? Publications de La Sorbonne

  3. Artiste infantilisé, Isabelle de Maison Rouge, Point Contemporain

  4. Rapport d’activité 2019 de la Maison des Artistes

  5. Peintres, graphistes, sculpteurs... Les artistes auteurs affiliés à la Maison des artistes en 2009, Marie Gouyon, Culture Chiffres

  6. Enquête sur le revenu et la protection sociale des artistes 2016, Suisseculture Sociale

  7. L’année où j'ai arrêté de faire de l’art. Pourquoi le monde de l’art doit soutenir les artistes : envisager la solidarité au-delà des enjeux de la représentation, Paul Maheke

  8. La culture comme facteur économique: 63 000 entreprises et 15 milliards de francs de valeur ajoutée, Office fédéral de la statistique

  9. ADAGP

  10. Les salaires de l’art, Alexandre Lanz, CultureEnjeu






Pré-ouverture de l’Espace Artistes Femmes

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Nous sommes lundi 8 mars 2021. Quelque part au bord du lac Léman, une tribu de femmes s’agite. Leur point commun: elles sont femmes, artistes et membres de Espace Artistes Femmes, une belle association fondée par Marie Bagi. Elles sont là pour célébrer la pré-ouverture de l’Espace. La date n’a pas été choisie au hasard puisque c’est celle de la Journée Internationale des Droits des Femmes. Car il s’agit bien pour Marie Bagi de défendre un droit fondamental des artistes femmes: celui de voir leur travail exposé et d’acquérir ainsi une visibilité dans le monde de l’art.

Où sont les femmes dans les musées?

Le problème n’est pas nouveau: en 1989 déjà, le collectif des Guerilla Girls dénonçait le fait que seulement 5% des artistes exposé·es dans le département d’Art Moderne du Met de New York étaient des femmes. (1)

En France, les artistes femmes représentent 5,9% des artistes répertorié·es par le catalogue collectif des collections des musées de France, Joconde. (2)

En 2019 en Suisse, une étude menée par swissinfo.ch (SWI) et la Radio-télévision Suisse (RTS) révèle que seul un quart des expositions individuelles organisées par des musées sont consacrées à des artistes femmes. (3)

@Laura Zimmermann

C’est le regardeur qui fait l'œuvre.  

Le public n’a que peu accès aux œuvres produites par des femmes et c’est bien dommage car c’est lui qui les fait exister. 

Tout d’abord car c’est le spectateur qui, de part sa culture, ses connaissances, ses expériences passées et présentes va donner une interprétation de l'œuvre qui lui est propre et qui viendra étayer — et parfois révéler — les intentions de l'artiste. 

Marcel Duchamp le disait ainsi: «L'artiste aime bien croire qu'il est complètement conscient de ce qu'il fait, pourquoi il le fait, comment il le fait et la valeur intrinsèque de son œuvre. A cela, je ne crois pas du tout. Je crois sincèrement que le tableau est autant fait par le regardeur que par l'artiste.» (4)

Ensuite car c’est le public qui, par son regard, son intérêt, sa connaissance de l’artiste, va faire augmenter la côte de ce dernier, lui permettre d’être reconnu et donc de vivre de son travail. Dans un entretien avec Sophie Payenn, Camille Morineau, fondatrice d’AWARE l’explique ainsi: «Une artiste femme qui a peu montré son travail de son vivant, va complètement disparaître du circuit de reconnaissance globale de son métier : elle ne sera pas commentée par les critiques et les historiens, ni montrée par les galeries, ni achetée par les musées. C’est représentatif, d’une manière un peu dramatique et théâtrale, de l’invisibilisation qui est un processus s’appliquant à beaucoup d’autres activités et métiers pour les femmes. […] Plus on sait de choses sur ces artistes femmes, plus on les montre avec des publications et des textes, plus leur cote augmente. Je crois profondément à la création d’information et la création de valeur, y compris la valeur marchande.» (5)

@Laura Zimmermann

L’Espace Artistes Femmes: un concept novateur.

Devant l’ampleur du problème, plusieurs acteurs du monde de l’Art tentent aujourd’hui de rétablir une vérité historique et travaillent à promouvoir les œuvres des artistes femmes. 

C’est le cas donc de Camille Morineau: actuelle Présidente du Conseil d'administration de l'Ecole du Louvre à Paris, elle est la fondatrice de l’association AWARE dont l’objectif est de rendre visibles les artistes femmes du XXe siècle en produisant et en mettant en ligne sur son site Internet des contenus gratuits sur leurs œuvres. 

En Suisse, le projet de Marie Bagi s'inscrit dans une démarche similaire. Docteure en histoire de l'art contemporain et philosophie, Marie a consacré sa thèse (6) aux artistes femmes et à leur travail. Elle y interroge la question de l’intime qui est, pour elle, la clé de la création des femmes permettant de comprendre l’art contemporain. Dès 2018, elle imagine l’Espace Artistes Femmes dont l’objectif premier est de contribuer à la reconnaissance artistique des femmes. Dans ce lieu novateur, les artistes femmes pourront exposer leur travail et aller à la rencontre du public à travers des ateliers, des cours, des visites guidées ou encore des conférences. Ainsi, elles auront les moyens non seulement de montrer leurs créations, mais aussi de véhiculer leurs intentions, transmettre du contenu sur leur travail et recueillir les interprétations du public, pour qu’enfin leurs œuvres existent. 

La pré-ouverture virtuelle de l’Espace Artistes Femmes a eu lieu lundi 8 mars 2021. Une vidéo de lancement , déjà visible sur la plateforme YouTube et une conférence ont lancé les festivités. 

Le lieu ouvrira physiquement au cours de l’année 2021. 


Sources: 

  1. https://www.guerrillagirls.com/

  2. https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Musees/Les-musees-en-France/Les-collections-des-musees-de-France/Decouvrir-les-collections/Les-femmes-artistes-sortent-de-leur-reserve/Presentation

  3. https://www.swissinfo.ch/fre/culture/les-donn%C3%A9es-le-montrent_les-mus%C3%A9es-suisses-exposent-peu-d-artistes-femmes/45006902

  4. Georges Charbonnier, Entretiens avec Marcel Duchamp [réalisés en 1960], Marseille, éditions André Dimanche, 1994, p. 11-12, 81-82, 88-89.

  5. Sophie Payen, Quelle place les femmes occupent-elles dans l’art ? - Entretien avec Camille Morineau https://artconseils.wordpress.com/2017/07/21/quelle-place-les-femmes-occupent-elles-dans-lart/

  6. "Art au féminin", 2 volumes, éditions Le Manuscrit, Paris, 2019


Illustrations de Laura Zimmermann, d’après des photographies de Jean-Baptiste Mondino (Sophie Calle), Joshua Bright (Pipilotti Rist), Peter Whitehead (Niki de Saint Phalle), Nicholas Muray (Frida Khalo), Jeremy Sutton-Hibbert (Yayoi Kusama) et Amanda Fordyce (Jenny Saville).

Apprendre à créer

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Dans mon premier article intitulé “Apprendre à regarder”, j’avais partagé avec vous quelques pistes pour que vos enfants deviennent de parfaits regardeurs ou presque. Imprégnés sensiblement depuis la naissance, ils acquièrent des compétences nécessaires pour voir et ressentir. Mais l’Art est une médaille à deux faces, et si la présence du regardeur est importante pour faire l’oeuvre¹, celle du créateur est indispensable. 


Le moment crucial de chaque artiste est sa transmutation "d'être récepteur" en "être émetteur" : là, il devient créateur, être rarissime découvrant son rôle qui consiste à donner.²


Il est communément admis qu’il y a dans chaque enfant un artiste.³ Le sujet est évidemment un peu plus complexe, mais les enfants sont dotés d’une vision intuitive du monde particulièrement propice à la création et que regrettent de nombreux artistes devenus adultes. Car cette vision intuitive est fréquemment abandonnée vers l’âge de 8 ans, au profit d’une vision analytique qui, si elle est indispensable à la vie en société, peut lorsqu’elle est dominante “relever davantage de l'étroitesse d’esprit et du manque d’humanisme”.⁴ Tout l’enjeu consiste donc à veiller à ce que l’enfant parvienne à combiner ces deux visions essentielles à l’équilibre cognitif, afin qu’il en résulte “l’être créatif par excellence”.⁵


Voici quelques pistes pour accompagner votre enfant tout au long de son évolution. Les âges sont donnés à titre indicatif et peuvent varier en fonction des enfants, par contre les étapes sont toujours franchies dans le même ordre. 

J’ai illustré ces dernières par des dessins de ma production, précieusement conservés par mes parents!

12/18 mois


L’enfant découvre de manière fortuite sa capacité à laisser une trace. Il comprend le lien de causalité entre son geste et le résultat sur la feuille. Daniel Widlöcher ⁶, appelle cela “le moment originaire du dessin”. Il n’y a aucune intention derrière le geste, l’enfant étant tout à son plaisir sensoriel. 

Proposez-lui d’explorer différents outils (craies, peinture à doigts, feutres, crayons…) et différents supports (grandes ou petits feuilles, lisses ou texturées, carton…). Il pourrait être intéressant également d’afficher la production de votre enfant à sa hauteur, accompagnée d’une photographie de lui en pleine action, afin de l’aider à faire le lien entre le processus et le résultat.


Petit à petit, l’enfant parviendra à contrôler son geste.

2/4 ans

Le geste est de mieux en mieux maîtrisé. L’enfant découvre une analogie entre la ligne et l’écriture qu’il tente d’imiter. Les formes apparaissent sans intention et ce n’est qu’après coup que l’enfant tente de faire des rapprochements avec le réel. C’est ce que Georges-Henri Luquet appelle “le réalisme fortuit”. Un peu plus tard viendra la phase de “réalisme manqué” au cours de laquelle l’enfant a le souci de représenter la réalité.⁷C’est à ce moment là qu'apparaît le tant attendu “bonhomme-tétard”.

Veillez simplement à fournir à vos enfants le matériel dont ils ont besoin pour s’exprimer. Si vous le pouvez, organisez l’espace de manière à encourager la créativité en attribuant une place à chaque outil et en laissant le matériel en libre accès lorsque c’est possible. C’est évidemment plus difficile lorsqu’il s’agit d’activités salissantes comme la peinture, mais il est tout de même possible de présenter le matériel de manière attractive. Vous pouvez par exemple vous inspirer de la table-palette mise au point par Arno Stern. Elle comporte 18 pots de couleurs, alignés selon le spectre chromatique. Face à chaque couleur, se trouve un gobelet d’eau et un porte pinceau supportant petits et gros pinceaux. Le but du jeu est d’utiliser un pinceau par couleur. Lorsque l’enfant souhaite changer de couleur, il change de pinceau. Ce cérémonial, compris même par les plus petits, leurs permet d’entrer “sérieusement dans le jeu”. D’après Arno Stern, “cette rigueur développe le savoir-faire de chacun, lui donne de bonnes habitudes, (...) va de pair avec la liberté”.⁸ 

5/7 ans

Georges-Henri Luquet appelle cette phase “le réalisme intellectuel”⁷. L’enfant dessine ce qu’il perçoit de la réalité (et non ce qu’il voit). Il la transcrit en utilisant une collection d’images constituées de formes géométriques et que l’on pourrait qualifier de stéréotypées: maison, personnage (souvent la famille), soleil, arbre, fleur, animal, véhicule. C’est aussi à ce moment là qu'apparaît la notion d’espace et ses limites. Des lignes représentant le sol ou le ciel surgissent. Les détails ont leur importance, ils sont souvent hors de proportions ou surprenants. 

Prenez garde à ne pas juger les dessins de vos enfants avec vos yeux d’adultes. “L’important n’est pas la ressemblance à l’objet extérieur, mais la façon dont il est pensé, accueilli, utilisé par une personnalité déjà formée.”⁹

Rappelez-vous qu’à ce stade, l’enfant traduit sa propre vision du monde, et non celle de l’adulte. Émettre un avis sur sa production et l’encourager à être plus réaliste serait contre-productif, d’abord parce que cela met l’importance sur le résultat plutôt que sur l’effort, ensuite parce que cela risque de miner sa confiance en lui, et enfin parce que vous risquez de lui ôter tout plaisir de créer en transformant le jeu en contrainte.

Vous pouvez par contre l’encourager à faire en vous inspirant encore une fois d’Arno Stern:“Le novice habitué à faire un dessin vite fait, le plus souvent appris par coeur d’après un modèle, est souvent pris au dépourvu lorsque, m’ayant dit “J’ai fini!”, je lui réponds “Non, tu viens juste de commencer. Continue donc!” Il commence par rétorquer: “Mais je ne sais plus quoi faire!” (...) Je dis: “Ca ne fait rien. Tu n’as pas besoin de savoir! Prends un pinceau. Il saura!” Et ce seul encouragement est, généralement, suffisant pour que le jeu se poursuive.”⁸

Ainsi l’enfant développe des capacités insoupçonnées et devient autonome.

8/10 ans

On assiste à ce stade à un basculement puisque l’enfant ne dessine plus ce qu’il perçoit, mais ce qu’il voit. George-Henri Luquet appelle cette phase le “réalisme visuel”.⁸

La perspective et les proportions apparaissent, les couleurs sont fidèles à celles de l’environnement et l’enfant commence à représenter des éléments faisant partie de sa culture (personnage de dessins animés ou de contes, super-héros…)

Lorsque l’enfant entre à l’école sa pensée est encore intuitive (certains utilisent le mot perceptive ou syncrétique). Petit à petit, l’enseignement le pousse à abandonner cette pensée intuitive au profit d’une pensée analytique, en favorisant la logique et le langage écrit et oral. Si cette pensée analytique est utile à la vie en société, il est dommage de faire disparaître la créativité. Pour y remédier, Ehrenzweig nous conseille ceci:

“Il serait inutile, et même erroné de décourager l’enfant de huit ans d’appliquer à son oeuvre ses nouvelles facultés analytiques. Nous devons seulement l'empêcher de détruires ses pouvoirs syncrétiques primitifs qui gardent une telle importance, même pour l’artiste adulte. Le seul moyen d’y arriver serait de créer  autour de l’enfant un environnement adulte d’oeuvres d’artistes aussi spontanés que Picasso, Klee, Miro, Matisse, etc, qui pourraient maintenir aux côtés de sa conscience analytique nouvelle son ancienne vision syncrétique.”⁵


Continuez à encourager sa créativité en lui fournissant du matériel et en évitant les jugements de valeur et les comparaisons. Si il en manifeste l’envie, inscrivez-le dans un atelier. Veillez également à ce que la pratique artistique reste un jeu en lui laissant une liberté d’action et de choix possible. D’après Pierre Savoie, “le sens du jeu n’enlève rien au sérieux d’une activité et de plus, il aide à dédramatiser les situations, à cause d’un niveau d’anxiété maintenu très bas”.⁴ 

Après 11 ans

On remarque souvent une baisse de la créativité à cet âge-là. Beaucoup de pré-adolescents délaissent feutres et pinceaux, peut-être par souci de conformisme avec leurs pairs qui, eux aussi, se détournent de l’art. Les adultes ont sans-doute une part de responsabilité dans cet abandon général, que ce soit en dévalorisant cette activitée considérée par beaucoup d’entre eux comme inutile, ou bien en critiquant la production des enfants. 


Il arrive tout de même que cette phase ne soit que temporaire et que le pré-ado retrouve de lui-même l’envie de créer, en particulier si il a été sensiblement imprégné, accompagné et encouragé tout au long de son enfance. Si ce n’est pas le cas, proposez-lui de se tourner vers une autre activité artistique auquel il n’a peut-être pas encore pensé: écriture, musique, modelage, graff, vidéo, photo… le champ des possibles est infiniment vaste!


Si il reste réfractaire, tant pis. Souvenez-vous, la notion de plaisir est indispensable: “C’est en jouant, et peut-être seulement quand il joue, que l’enfant ou l’adulte est libre de se montrer créatif”.¹⁰


  1. C’est le regardeur qui fait l'oeuvre” - Marcel Duchamp 

  2.  Victor Vasarely - Plasti-cité

  3. Dans chaque enfant il y a un artiste. Le problème est de savoir comment rester un artiste en grandissant”. Picasso

  4. Pierre Savoie - Des arts à l’école pour préserver le mode perceptif : l’équilibre cognitif de l’enfant créatif

  5. Ehrenzweig - L’ordre caché de l’art (1974)

  6. Daniel Widlöcher - L’interprétation des dessins d’enfants

  7. George-Henri Luquet - Les dessins d'un enfant (1913)

  8. Arno Stern - Le jeu de peindre

  9. Elise Freinet - L'enfant artiste, 1963

  10. Winnicott - Jeu et réalité, 1975





Apprendre à regarder

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Avez-vous déjà tenté de définir l’Art?

J’y travaille depuis plusieurs années. Je recopie des extraits de textes, note des citations, liste des hypothèses et je suis toujours incapable d’en donner une définition concise et universelle. Par dépit, j’ai fini par taper ma question dans un moteur de recherche et je suis tombée sur ceci:

«Définir l’Art, c’est d’abord énoncer une conception de la définition. Mais refuser de le définir aussi.»1

J’en conclus que je n’ai pas fini de creuser. Mais si il est difficile de définir l’art, il est en revanche aisé d’en lister ses effets bénéfiques:

  •  Sur l’individu tout d’abord, puisqu’il stimule les capacités intellectuelles et sociales, développe l’imagination et l’esprit critique, renforce la confiance en soi et l’épanouissement personnel.

  • Sur la société ensuite car en étant un langage porteur de sens multiples, il ouvre l’esprit, fragilise la pensée unique, combat le sectarisme, l’obscurantisme et l’intolérance. 

Tous les ingrédients nécessaires en somme pour construire une société qui serait plus juste et plus pacifique, mais à condition d’en saupoudrer l’éducation des citoyens de demain…

«Ce qui distingue l’art de toutes les autres formes d’activité mentale, c’est, tout justement, que son langage est compris de tous, et que tout le monde, indistinctement, peut en être ému.»2

L’art s’adresse à tout le monde et c’est en ça qu’il est merveilleux.Par conséquent, il n’est absolument pas nécessaire de connaître l’Histoire de l’Art sur le bout des doigts pour éveiller nos enfants. D’autant que dans un premier temps il s’agit principalement d’imprégnation sensible, et celle-ci peut se faire à la maison... et dès la naissance!

En tant qu’artiste peintre professionnelle, je parlerai essentiellement de l’image bien que l’Art puisse recouvrir un champ d’activités bien plus large. 

Il arrive parfois que des parents ou grand-parents me commandent le portrait de bébés fraichement arrivés dans la famille. Tous me font part de leur étonnement devant ces nouveaux-nés qui semblent irrésistiblement attirés par leur image. Ce n’est bien évidemment pas la représentation d’eux-même qui les fascine, mais le contraste coloré dont j’use sans aucune parcimonie dans mon travail. Car bien qu’imparfaite, la vue du nourrisson lui permet tout à fait de voir les objets très contrastés et peu éloignés. 

Le contraste le plus fort est celui qui existe entre le noir et le blanc. Il est donc judicieux de proposer aux tout petits des oeuvres de ces teintes là, comme le mobile de Bruno Munari que les plus montessoriens d’entre-vous connaissent déjà. Mais n’importe quelle oeuvre en noir et blanc attirera le regard de vos enfants. Pensez à une représentation d’un tableau de Yayoi Kusama, de Keith Haring ou à une affiche de Will H. Bradley par exemple. Choisissez une oeuvre qui vous plait et que vous prendrez autant plaisir à admirer que votre bébé. Placez là de manière à ce que l’enfant puisse l’observer.

A partir de quatre mois, le nourrisson voit les couleurs comme un adulte. Vous pourrez alors lui proposer des images colorées et aux teintes subtiles. 

«Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux.» 3


Prenez l’habitude de changer régulièrement d’œuvre, cela permettra de renouveler l'intérêt de l’enfant tout en le familiarisant avec la diversité des styles artistiques et des époques. Et puis, l’offre des artistes est tellement vaste qu’il serait dommage de se priver du plaisir de la découvrir! L’Histoire de l’Art à essentiellement retenu les noms d’artistes masculins. Pourtant les artistes femmes existent bel et bien et sont tout aussi talentueuses que leurs homologues masculins. N’oubliez pas de les inclure dans la sélection que vous présenterez à vos bambins. Les filles aussi sont capables de créer ;)

Optez pour des œuvres répondant aux intérêts de votre enfant: la représentation d’une mère et de son bébé, d’un aliment familier, d’un animal… Lorsque celui-ci sera suffisamment grand, vous pourrez le laisser choisir lui-même. 

Vous vous demandez peut-être où vous procurer ces reproductions…Une possibilité serait d’imprimer directement des images depuis internet sur du papier photo. Si cette solution offre un choix d’œuvres très vaste, elle nécessite néanmoins de posséder une imprimante couleur en bon état de marche. 

Une autre alternative serait d’acheter au fur et à mesure chacune des reproductions que vous souhaitez montrer à vos enfants, soit sur le net, soit dans des magasins spécialisés. Si cette solution est probablement celle qui vous offrira la plus belle qualité d’impression, elle peut s’avérer chronophage et couteuse.

Le mieux à mes yeux reste encore de se procurer un lot d’images. Lorsque j’étais enfant, mes parents possédaient un ensemble de fiches comportant chacune la reproduction d’une oeuvre au recto et son descriptif au verso. Ces fiches étaient imprimées sur du papier glacé que je prenais un grand plaisir à sentir sous mes doigts. Si j’en crois mes souvenirs, le titre des tableaux étaient inscrits sur fond doré. Ce détail me ravissait beaucoup. Elles étaient rangées dans des classeurs laissés à la disposition des enfants de la maison. Nous avons passé de longues heures à les manipuler et, plus tard, à tenter de les reproduire. Il s’agit de la collection des Chefs-d’oeuvres de l'impressionnisme éditée en 1990 par la maison Atlas. Elle est constituée de 1600 fiches abordant divers mouvements artistiques comme l'impressionnisme bien sûr, mais également le fauvisme, l'expressionnisme, les nabis etc. Il doit probablement être possible de la trouver sur le net ou dans des vides-grenier. Si vous tombez dessus, n’hésitez pas à vous la procurer, ce matériel est précieux!


L’autre voie royale pour faire entrer l’art dans votre maison est le livre. 

Il existe des imagiers pour les tout-petits qui reprennent des éléments de l’Histoire de l’Art, comme Petit Musée que je possédais enfant ou bien Le Grand Imagier de l’Art par exemple. Mais il existe également des imagiers illustrés par des artistes contemporains comme Zoo de Anne Lefebvre et Sandra Schmalz ou L’Imagier des Gens de Blexbolex.

Bien que l’art n’ait pas vocation à illustrer une idée ou une histoire, beaucoup d’illustrateurs jeunesse produisent des livres magnifiques dont les images éduqueront les yeux de vos enfants. Il existe tellement d’ouvrages intéressants qu’il serait difficile d’en donner une liste, même non exhaustive, mais je ne résiste pas à l’envie de mentionner Le Ruban d’Adrien Parlange, Le Jardin du Dedans-Dehors de Chiara Mezzalama et Regis Lejonc ou bien encore La Danse de la Mer de Laëtitia Devernay qui a en plus le mérite d’aborder le thème de l’écologie.

D’autres livres pensés spécialement pour les enfants permettent de se plonger dans l’univers d’un artiste en particulier. Jetez un coup d’oeil aux sélections jeunesse des librairies d’art ou dans les boutiques des musées. 

Mais pourquoi s’arrêter à la littérature jeunesse? Les livres dits “d’art” peuvent également intéresser vos enfants. Feuilletez-les en leur compagnie et lorsqu’ils seront plus agés et capables d’en prendre soin, laissez-les à leur disposition. 

Pour compléter cette imprégnation sensible, n’hésitez pas à les emmener au musée dès le plus jeune âge. Cela deviendra ainsi pour eux une activité naturelle. Les petits seront enchantés par les formes et les couleurs, et lorsque les stimulations visuelles seront trop fortes, ils vous le feront savoir ;)Certains musées organisent pour les plus grands des visites aménagées spécialement pour eux. Vous pouvez aussi préparer votre venue en amont grâce aux livres mentionnés plus haut. Entrainez vos enfants à l’analyse critique en vous aidant par exemple du Musée de l'art pour les enfants de Pieter Bruegel édité chez Phaidon.

Grâce à ces trois moyens que sont l'image imprimée, le livre et le musée, votre enfant sera sensibilisé à l’Art dès la naissance et le travail d’interprétation de l’œuvre en sera facilité.


«Ma peinture est un espace de questionnement ou les sens qu’on lui prête peuvent se faire et se défaire. Parce qu’au bout du compte, l’œuvre vit du regard qu’on lui porte. Elle ne se limite ni à ce qu’elle est, ni a celui qui l’a produite, elle est faite aussi de celui qui la regarde. Je ne demande rien au spectateur, je lui propose une peinture : il en est le libre et nécessaire interprète.»4


Si, comme le disait Tolstoï, l’art est un langage pouvant être compris par tous, il n’en reste pas moins particulier. Contrairement à une langue, il ne se compose pas d’un ensemble de signes qu’il suffirait de déchiffrer pour en découvrir le sens. Il n’en existe d’ailleurs pas un, mais des sens.

Si on peut se contenter d’une description à l’âge où le langage n’en est qu’à son balbutiement, il deviendra vite intéressant de pousser l’analyse jusqu’à l’interprétation.

Demandez aux enfants ce qu’ils ressentent. Interrogez-vous ensemble sur le message que vous percevez, en évitant si possible les jugements de valeur. Gardez bien en tête que les interprétations peuvent être multiples, qu’elles sont subjectives et qu’elles peuvent par conséquent différer des intentions de l’artiste, mais qu’aucune n’est mauvaise ou bonne. 

Cet exercice peut sembler difficile aux adultes conditionnés que nous sommes, mais comme le dit justement Louis Doucet «Chez les enfants, dont le jugement et la sensibilité n’ont pas encore été pleinement bridés par les conventions sociales, cette ouverture est naturelle»5. Voilà une belle occasion de sortir des sentiers-battus et de s’ouvrir à des idées nouvelles!

Cette étape est cruciale. Prendre conscience que tous les ressentis et toutes les interprétations sont légitimes participe à la construction de la confiance en soi. Cela apprend également à respecter l’opinion des autres, même et surtout lorsqu’elle diffère de la nôtre. Accepter qu’il n’existe pas une vérité, mais des vérités multiples et changeantes combat la pensée-unique. Enfin, admettre que nos réactions sont subjectives et dépendent avant tout de nous, de notre vécu et de notre culture, incite à l’introspection et à la tolérance. N’est-ce pas là l’un des plus beaux cadeaux que l’on puisse offrir aux enfants et à l’humanité toute entière?

«En réalité, c’est le spectateur, et non la vie que l’art reflète.»6


1 Définir l’art pour finir encore, Dominique Chateau.

2 Qu’est-ce que l’art?, Tolstoï 

3 L’enfant prodigue, Voltaire

4 Pierre Soulages

5 Des plasticiens, pourquoi? - Le poil à gratter n°59, Louis Doucet

6 Le portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde